Des affiches touristiques à la presse illustrée, en passant par les cartes postales, les films, la publicité, les manuels scolaires et les couvertures de cahiers, les images ont joué, pendant plus d'un siècle, un rôle essentiel comme puissants véhicules de la propagande coloniale. Leur diffusion à grande échelle, tant en métropole que dans les colonies, a contribué à l'invention du « sauvage » et la création d'un eldorado de carton-pâte (Blanchard et al., 2022). Éducatives, divertissantes mais surtout séduisantes, elles ont durablement modelé les perceptions de l'altérité.
Fenêtre sur l'époque et les institutions qui les ont produits, les manuels de langues reflètent la relation complexe entre entreprise coloniale et enseignement du français. Bien plus que de simples outils pédagogiques, ils se présentent comme de puissants vecteurs d'idéologies (Spaëth, 2021). Exploitées selon des schémas répétitifs et contrôlés, les images qu'ils contiennent ont contribué, tout comme les textes qu'elles ont accompagnés, à façonner les identités personnelles, culturelles, et linguistiques. C'est ce que cette communication vise à montrer, à partir d'une analyse de l'iconographie présente dans une sélection de manuels et livres de lecture (Mamadou et Bineta apprennent à parler français ; Moussa et Gi-Gla. Histoire de deux petits noirs ; Pierre et Seydou...) qui ont marqué l'enseignement du français en Afrique pendant la période coloniale et au-delà des conflits de décolonisation. La perspective historique adoptée permet de comprendre ce qui s'est passé, et dans quel contexte, pour construire à partir de cet héritage.
Bien que les objectifs diffèrent – l'enseignement du français étant avant tout motivé par des enjeux économiques – les tendances éducatives dans les colonies s'inscrivent dès 1880 dans la lignée des mouvements européens. La méthode directe, qui a fait ses preuves dans l'enseignement en métropole, est adaptée aux objectifs africains (Spaëth, 1999). Associant la leçon de mot à la leçon de choses, elle tire parti du caractère analogique des images (Metz, 1970), signes iconiques (Besse, 1974) qui servent de passerelle entre le monde et la classe. Au-delà de l'apprentissage du vocabulaire, il s'agit de persuader les élèves de la légitimité de l'action de la France et de les imprégner de nouvelles valeurs (Vigner, 2018). Esthétiques et affectives, les images contribuent, par le biais d'expériences sensorielles, à pacifier la population locale. Les dessins illustrant ces manuels mettent en scène la « grandeur de la France ». Elles normalisent l'humiliation quotidienne exercée par dominant sur le dominé, posant un regard empreint de voyeurisme sur les corps colonisés.
La décennie 1950-1960, marquée par la décolonisation, hérite les nouveaux objectifs et approches méthodologiques initiés par l'UNESCO et le Conseil de l'Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les méthodes SGAV avec leurs bandes dessinées, tableau de feutres et film fixes colorés, contextualisés pour le public africain, font part belle aux images et aux stéréotypes qu'elles continuent de véhiculer. Avec l'apparition des méthodes communicatives, le dessin, principalement utilisé jusqu'alors dans les manuels de langue – pour des raison plus conceptuelles que pratiques – est progressivement remplacé par la photographie. Fenêtre instantanée sur la réalité, elle est considérée comme un « langage universel » (Steichen, 1955) renforçant l'idée d'un « universalisme de la nature humaine » (Barthes, 1957). Les images,des clichés documentaires, représentent encore trop souvent les Africains à moitié nus et continuent de perpétuer l'idée de la supériorité technique des Blancs européens ou américains.
M'interrogeant sur les images dans les manuels de français langue étrangère contemporains, je reviendrai brièvement, pour conclure cette communication, sur une expérience d'enseignement du français langue étrangère au Cambodge. En renvoyant une image d'une France riche et moderne, ne risquent-ils pas de susciter chez les apprenants des anciennes colonies et plus largement des pays en développement, une vision négative de leur pays, de leur langue et de leur culture dans le contexte d'un monde globalisé ?
BIBLIOGRAPHIE
BANCEL, Nicolas ; BLANCHARD, Pascal ; LEMAIRE, Sandrine et al., 2022, Colonisation & propagande : le pouvoir de l'image. Paris : Le Cherche Midi.
BARTHES, Roland, 1957, Mythologies. Paris : Seuil.
BESSE, Henri, 1974, « Signes iconiques, signes linguistiques », Langue Française, n° 24, p. 27-54
METZ, Christian 1970. « Au-delà de l'analogie, l'image », Communications, 15(1),
SPAËTH, Valérie, 2021, « Une histoire de la notion de français langue étrangère (FLE) : des pratiques à une discipline », dans Jean-Louis Chiss (dir.), Le FLE et la francophonie dans le monde, Paris : Armand Colin
SPAËTH, Valérie, 1999, « La didactique du français pour étrangers dans la seconde moitié du XIXe siècle : une comparaison des méthodes destinées aux Européens, aux patoisants, aux colonisés », Documents pour l'histoire du français langue étrangère ou seconde, 23, p.125-140.
STEICHEN, Edward, 1955, The Family of man. New York : MoMA
VIGNER, Gérard, 2018, « Leçons de mots, leçons de choses. Vocabulaire, langage et connaissance du monde dans les approches du français à l'école coloniale », Documents pour l'histoire du français langue étrangère ou seconde, 60-61.
MANUELS ET LIVRES DE LECTURE ENVISAGÉS
DAVESNE, André, 1931, Mamadou et Bineta apprennent à parler français. Cours de langage à l'usage des écoles africaines. Classes de débutants et cours préparatoire. Strasbourg : Istra.
SONOLET, Louis & PÉRÈS André, 1916. Moussa et Gi-Gla. Histoire de deux petits noirs. Paris : Armand Colin.
DAVID, Jacques (dir.), 1964-1980, Pierre et Seydou : Methode de francais à l'usage des élèves africains anglophones, Paris : Hachette.
ALCARAZ, Marion ; BRAUD, Céline : CALVEZ, Aurélien et al., 2016, Édito : Méthode de français. Niveau A1. Paris : Didier